Manifeste du nouveau réalisme
Trad. de l'italien
Hermann
2014
978-2705688912
Extrait
Imaginez une île, et sur cette île, un grand caillou noir. Imaginez qu’à grand renfort d’expériences alambiquées et de persuasion, tous les habitants se soient convaincus que le caillou est blanc. Hé bien, le caillou reste noir, et les habitants de l’île sont, tous autant qu’ils sont, des crétins.
En juin dernier à Naples, à l’Institut italien pour les études philosophiques, j’ai rencontré un jeune collègue allemand, Markus Gabriel. Il était en train de programmer un colloque international sur le caractère fondamental de la philosophie contemporaine et m’a demandé : «A votre avis, quel serait le bon titre à lui donner ?» Je lui ai répondu : New Realism. C’était une considération de sens commun : au XXe siècle, la pensée naviguait vers l’antiréalisme dans ses versions les plus variées (herméneutique, postmodernisme, tournant linguistique, etc.), puis au changement de siècle, elle remettait le cap vers le réalisme (là encore dans ses multiples aspects : ontologie, sciences cognitives, esthétique comme théorie de la perception, etc.).
Soyons pointilleux ! C’était le 23 juin à 13 h 30, mais seul le titre du colloque était une invention originale : le «nouveau réalisme» n’est pas du tout une «théorie à moi», ni une orientation philosophique spécifique, ni une koinè de la pensée. C’est tout simplement la photographie (qui est, elle, vraiment réaliste) d’un état des choses. Et à mon avis, cela a été démontré à de nombreuses reprises par le débat des derniers mois. J’annonçais le colloque dans un article où – justement, pour souligner cette circonstance – j’adoptais la forme du manifeste, ou mieux, de ce manifeste là : «Un spectre hante l’Europe». Marx et Engels l’ont écrit, non pour annoncer urbi et orbi avoir découvert le communisme, mais pour constater que les communistes étaient nombreux. Maintenant, imaginons que Kant ait commencé la Critique de la raison pure avec : «Un spectre hante l’Europe, la philosophie transcendantale», tout le monde l’aurait tenu pour fou puisque sa théorie n’existait, à ce moment, que dans son livre.
En revanche, ce qui aspire à une certaine originalité, ou que je ressens comme une élaboration personnelle, ce sont les réflexions que j’ai développées pendant les vingt dernières années et que je synthétise dans ce livre. En effet, après que j’ai abandonné l’herméneutique au début des années quatre-vingt-dix, l’élaboration du réalisme a été le fil conducteur de mon travail philosophique. Mon but était de proposer une esthétique comme théorie de la sensibilité, une ontologie naturelle comme théorie de l’inamendabilité et aussi une ontologie sociale comme théorie de la docu-mentalité. Selon moi, le retour au réalisme ne signifie pas du tout aspirer à un risible monopole philosophique du réel, ce serait un peu comme prétendre privatiser l’eau ! Il s’agit plutôt de soutenir que l’eau n’est pas construite socialement, que la sacro-sainte vocation déconstructive – au coeur de toute philosophie digne de ce nom – doit se mesurer avec la réalité. Dans le cas contraire, elle risque de ne devenir qu’un jeu futile, car toute déconstruction sans reconstruction est irresponsabilité.